Fin août 1982, j’ai 11 ans, c’est bientôt la rentrée scolaire, dans quelques jours j’entre en sixième au collège Monséjour à Bordeaux, je vais trainer chez un copain, Stéphane Perrier.
Je ne me souviens de rien de particulier de cette après-midi probablement passée à discuter filles, vacances et séries télé.
De rien sauf de la musique qui passe dans la chambre de son grand frère.
On n’est pas trop pote avec ce frère dont je ne crois jamais avoir su le prénom. Il a 5 ou 6 ans de plus que nous, on ne se fréquente pas. Mais cette musique qu’il écoute, j’aime bien, c’est un truc bizarre. Des fois on dirait du Chic, des fois y a de la guitare électrique qui joue fort
– Il écoute quoi ton frère?
– Aucune idée, c’est naze
– Non je trouve pas
– Ah ouais ? Moi je trouve ca naze
Il est 18h30, je prends mon vélo et je rentre chez moi
Quelques jours plus tard c’est la rentrée. J’ai mon sac US à l’épaule, je scrute les visages de ma classe. Tiens elle est mignonne cette petite brune
Stéphane Perrier n’est pas dans ma classe. Fait chier !
A la récré il vient vers moi et me file une cassette
Une Sony HF 60 – avec écrit dessus « pour ton pote »
– C’est mon frère, je lui ai dit que t’aimais son truc là, du cou il t’a fait une cassette
– Ah sympa, mais c’est quoi en fait ?
– Aucune idée
La cassette finit au fond de mon sac
Quelque jours plus tard, je la mets dans mon lecteur de cassettes JVC, je branche le casque avec le cordon en tortillon, putain il est encore emmêlé ce truc, t’imagines si on avait des casques sans fil ?! Ca arrivera jamais
PLAY
I just can’t believe all the things people say. Controversy
Am I black or white, am I straight or gay? Controversy
Do I believe in god, do I believe in me? Controversy
I can’t understand human curiosity/. Controversy
Was it good for you, was I what you wanted me to be? Controversy
Do you get high, does your daddy cry? Controversy
37 minutes plus tard j’ai entendu des chansons sur l’amour, sur la guerre, sur le sexe, sur la religion, sur la masturbation. Je suis sourd. Ou alors mes oreilles sont enfin ouvertes.
Putain mais c’est quoi ce truc ?!
Je passe des jours à demander à tous les gens que je croise si ils connaissent. Rien, personne.
T’imagines si on avait un truc, on fait écouter les chansons et bam ! Ça te donne le titre ! Ca arrivera jamais
Au bout de ce qui me parait des mois, mais en fait surement le samedi suivant, je vais chez Music Machine, le disquaire bordelais qui fait de l’import.
– Ben ouais c’est Prince (prononcé à la française on est en 1982), Controversy. Tiens il est là.
– OK je le prends.
Bon, c’est mon argent de poche du mois qui y passe.
Retour à vélo avec le disque dans un sac qui vole dans tous les sens accroché au guidon
J’arrive dans ma chambre, le disque sur la platine Pioneer
Qu’on soit clairs, c’est le même album ! Mais avec la tête du mec, les titres des morceaux, c’est pas la même !
Dommage y a pas les paroles, t’imagines si on pouvait trouver les paroles des chansons comme ça ! Ca arrivera jamais.
Noel arrive, je sais qu’un nouvel album est sorti avec une pochette chelou, on dirait qu’il a dessiné une bite, c’est encore de l’import, c’est un double et il est hyper cher.
Mais avec mon grand-père on va l’acheter chez Music Machine.
– Il a fait autre chose ton Prince ?
– Je sais pas
– Oui oui dit le vendeur (tu penses ! Il nous voit venir le mec) il y en a trois autres et aussi un «maxi» de Let’s Work mais c’est sur commande.
– Commandez-les alors, tu viendras les chercher après noel, c’est pas grave
– Non non !!! C’est pas grave !
T’imagines si tous les disques sortaient partout en meme temps ?! Ca arrivera jamais
Et me voilà avec 4 albums, le mec de Music Machine n’a pas réussi à avoir le « maxi » je comprends rien à ce que j’écoute. Le dernier album il est chelou quand même.
Mais j’adore
Au collège les gens me prennent pour un fou
Y a marqué « Prince » au feutre sur mon sac US maintenant
Je fais des cassettes, je passe Controversy dès que je peux, ça commence à prendre, y des pelles qui se roulent sur Do Me Baby dans les boums de l’hiver 82-83.
Un soir, le mec de music Machine appelle chez moi
– je peux avoir le maxi de Let’s Work, t’es partant ? Et y en a un autre, Little Red Corvette
– Ben ouais….
Ca sent le début des emmerdes cette histoire. Sur le plan financier je veux dire
En 1984 je passe moins pour un dingue, Purple rain sort et les filles y vont.
Du coup, j’ai mon petit succès, je suis le mec qui a amené Prince deux ans avant, ça pose son adolescent.
Les maxis s’enchainent, le mec va me ruiner.
Et si c’était que les maxis… y a des faces B, DES PUTAINS DE FACES B !
Mais c’est quoi ce délire ? Il a encore des morceaux en rab’ ? Des trucs du calibre de 17 Days ? Hein ?! Quoi ?! Il a d’autres groupes ?!
The Time, Sheila E, Apollonia 6 ? en porte-jaretelles ! C’était pas que pour Purple Rain ?!
Around The World In A Day
OK, je comprends rien, ça ressemble pas du tout à ce que j’ai entendu, mais j’adore !
Parade
Alors là le mec m’a perdu. Mais c’est quoi ce putain de truc ?! C’est mortel ! (Je souffre un peu mais j’assume mon obsession alors je me le passe jusqu’à l’aimer)
Ma discotheque commence à perdre toute mesure et je n’ai que 15 ans
J’ai même, déjà, des disques en double
Eté 1986
Je suis en vacances quelques jours chez ma grand-mère à Paris, je me balade avec mes tickets de métro dans la poche et la clé autour du coup, sous le t-shirt, pour pas la perdre (ma grand-mère est un tantinet protectrice)
J’ai 15 ans et franchement c’est cool.
Je passe chez Champs Disques, Lido Musique, Monter Melodies.
Je me ruine mais ma grand-mère me renfloue à coups de billets de 50 francs tout neuf (comment elle fait pour avoir des billets aussi neufs ?! Vas y, ils font pas long feu)
Un soir, journal de la Une, Prince annonce un concert dans quelques jours, c’est l’événement de l’été.
C’est déjà complet, Jack Lang revient de Grèce exprès.
Marché noir, les prix s’envolent parait-il.
Il y aura une mise en vente demain au Casino de Paris, mais y a déjà 50 mètres de queue, les fans vont dormir sur place pour espérer chopper un billet.
Je vais crever putain !
Pourquoi ça m’arrive à moi ?!
Alors je vais me coucher la boule au ventre.
Réveil aux aurores, vers 11H (j’ai 15 ans, je le rappelle)
Mon bol de chocolat est prêt, avec la tartine déjà beurrée (l’avantage des grand mères) posée sur la serviette verte à carreaux Un truc dépasse de la serviette mais je m’en tape à un point de ce bout de papelard.
– Ben tu regardes pas ?
– Quoi ?! (Je suis de mauvaise humeur, j’ai droit)
– Sous la serviette.
– ????
– !!!
– ???
Un billet pour le concert du soir même.
Pendant que j’en voulais à la terre entière de ce destin si dégueulasse qui m’était réservé mon grand père somnolait assis sur le trottoir devant le Casino de Paris pour m’acheter un billet.
Je repasse souvent devant cette salle, et pas une fois sans que j’imagine ce grand bonhomme recroquevillé contre le mur de l’avenue de Clichy.
Autant dire que ce soir là j’ai vécu ce qui se rapproche le plus d’une experience mystique
Ca s’arrête plus , c’est plus de l’addiction c’est une vie qui se met à tourner autour de Prince
Les disques se multiplient.
Le CD est arrivé entre temps, donc j’achète tout en triple vinyl, CD et cassette
Je reviens le voir. Quatre fois en 87, quatre de plus en 88. Coup de bol il passe pas en 89, l’année de mon bac.
Un jour, dans Rock & Folk je vois l’annonce d’un hollandais. Il vend des cassettes de « live performances, rare tracks & B-sides » Je vais à la poste faire un mandat international. Et j’attends
Putain c’est long
Le jour où je dois partir en vacances arrive enfin une enveloppe à bulles avec deux cassettes : “New Morning 1987” – “Rarities” avec des jaquettes faites à. la photocopieuse
Plage du truc vert, sur la dune, face a l’océan, le soleil descend, on est fin aout
Walkman Sony TPS-L2 bleu. Mousse du casque orange
“Rarities”
Commence alors un truc inimaginable.
J’ai des dizaines de morceaux de prince, 100 peut-être, je suis un putain de spécialiste du bonhomme! Et il en a encore sous le coude ?!
Des trucs de ce calibre !
He liked to frequent this club down up on 36th
Pimps and things like to hang outside and cuss for kicks
Talking to no one in particular, they say “the baddest I am tonight”
Four letter words are seldom heard with such dignity and bite.
All the poets and the part time singers always hang inside
Live music from a band plays a song called “Soul Psychodelicide“.
The song’s a year long and had been playing for months when he
Walked into the place.
No one seemed to care, an introverted this-is-it look on most of their faces. Up on the mic repeating two words, over and over again
Was this woman he had never noticed before he lost himself in the Articulated manner in which she said them.
These two words, a little bit behind the beat.
I mean just enough to turn you on.
For every time she said the words another one of his doubts were gone.
A cette minute ma vie, ma vision de la vie bascule.
Il y a des trucs à gratter sous la surface.
Les choses ne sont jamais que ce qu’elle semblent être.
Il y une apparence et une réalité profonde.
Ce qui est en haut et ce qui est en bas.
Je vais devoir gratter, en permanence, ne jamais m’arrêter à la surface, ne jamais me contenter de « voilà c’est tout ». Parce que c’est jamais tout.
Il y a toujours un Soul Psychodelicide, une chanson qui dure un an et dont on ne sait même pas si elle existe. Une chanson juste évoquée dans une autre masquée au grand public, une apparence à faire sauter.
Depuis, je gratte…….